De la 3 dimensions aux 7 couches
Après des périodes de chômage successives puis la fermeture de son entreprise, Julien, franco-canadien de 38 piges et animateur 3D, a décidé de se lancer seul dans le recyclage de skateboards usagés, avec comme uniques bagages ce qu'il a appris sur internet et dans un atelier à Montréal.
Des boîtes aux lettres que tu vois ici aux camionnettes de l'autre côté, c'était des granges », me dit Julien en pointant du doigt chaque extrémité de sa rue, ou le modernisme des logements semble prendre le dessus sur la ruralité de ce village d'un peu plus de mille âmes près de Metz. Ils appartiennent à son père, agriculteur. « Grange, c'est aussi le nom de famille de ma grand-mère ». Bref, un nom déjà tout trouvé pour celui qui a baptisé son récent business de mobilier et objets réalisés en skateboards recyclés « La Grange Workshop ». Pour son parcours, c'est une autre histoire.
Une fois son BAC STI spécialité électronique en poche et quelques hésitations à entreprendre un BTS audiovisuel, Julien se taille une place parmi les vingt vacantes au sein de la prestigieuses école de Condé à Nancy, avec un an de mise à niveau en art appliqués. « On faisait du nu, du dessin d'architecture, de mode aussi, que je détestais ». Il part ensuite trois ans à Montpellier et intègre l'école ARTFX dans le domaine des effets spéciaux. Cet établissement n'était pas coté à l'époque mais figure aujourd'hui sur le podium mondial du classement de référence. Elle a formé des cracks dont les noms apparaissent dans le générique de grosses productions, du style Dune ou Le Roi Lion.
L'école du pragmatisme
De 2009 à 2013, il remonte à Paris où il commence à exercer en tant qu'animateur 3D. C'est le travail qui le conduira à s'expatrier à Montréal pendant dix ans. Il écume les petits boulots, de la plonge au casino avant de rejoindre une autre entreprise de cinématique, jeux vidéo et télé. Le coup de massue tombe en décembre 2021, il bosse sur une série TV et le réalisateur décide d'arrêter fissa, 60 à 80 personnes se retrouvent sur le carreau, dont lui. Il profite de cette période de chômage durant six mois pour regarder des vidéos de bricolage sur youtube. Il passe des heures sur la plateforme et tombe sur un mec qui recycle des planches. « C'est très à la mode au Canada comparé en France » (NDLR : l'érable utilisé pour leurs fabrications vient d'ailleurs principalement du pays). Par le biais d'une connaissance à sa compagne, il obtient un espace dans un atelier coopératif où chacun bosse un matériau différent.
Au sein de « ce milieu plein d'entraide ou tu apprends », Julien suit des stages qui l'enrichissent sur le plan pédagogique (« ça a fait tilt, faut que je fasse pareil ! ») et des formations afin d'apprendre à manier les machines qui lui seront utiles pour donner une seconde vie à celles martyrisées par les skateurs. Bénédiction, il y a un skateshop 100m à côté de l'atelier, qui sera en mesure de l'approvisionner en matière première, lui permettant de récupérer environ 10 planches par semaine. Il tisse son réseau (« j'ai fait la connaissance d'un mec dans la com' ») et rencontre même Tony Hawk lors d'un festival sur lequel il est bénévole. Son jeu vidéo de skate éponyme dédicassé par la star en poche, il reprend l'animation les six derniers mois de 2022 avec la réalisation d'un court métrage pour Disney.
A la recherche de clients pas exigeants
Las ! La réalité de l'emploi rattrape Mickey : Digital Dimension, son employeur, est frappé en décembre 2023 par une deuxième salve de mises au chômage. Le paysage de l'animation commençait déjà à perdre progressivement de ses couleurs avec la grève des scénaristes quelques mois plus tôt. «Beaucoup de productions menées l'été dernier se sont arrêtées. Juste avant Noël 2023, ils ont viré tout le monde. J'ai immédiatement su que je ne bosserais plus là dedans ». Pessimiste quant à un avenir plus radieux que dans cette boîte, Julien, qui a fait son retour en France en début d'année suite à l'arrivée de son premier enfant, en a surtout marre d'être enfermé et de dépendre de l'accord du client. Il veut fuir la redondance et s'épanouir. Où ? Dans ce qu'il considère désormais comme une source d'inspiration, le bois.
Il va se donner à fond dans le recyclage de skate usagés et mêler ses compétences graphiques grâce à ce qu'il a appris sur le tas. «Le bois, c'est l'imagination », dit celui qui n'a jamais fait de skate mais uniquement du BMX, davantage pour se déplacer. « J'ai baigné dans cet univers, toujours traîné avec des skateurs ». Et comme un rider intrépide, Julien n'a pas froid aux yeux et voit gros pour le premier objet qu'il choisit de concevoir : une table basse. L'équivalent de 60 planches passées au scraper, à la scie sous table, et certainement d'autres appareils électroportatifs, car ce matériau noble nécessite « une machine pour chaque usage ». Il apprend pendant qu'il découpe, assemble, colle, ponce, vernis. Un travail d'orfèvre pour ce petit fils de bijoutier-horloger, qui contrairement à une pendule ne compte pas ses heures. « Quand tu vends un tabouret 300€ et que tu voies le temps que t'as passé dessus, t'es au SMIC».
C'est certainement une des raisons qui a poussé l'autodidacte souhaitant se spécialiser dans le sur-mesure à multiplier les pistes pour établir son plan commercial, basé par exemple sur les revenus générés par des vidéos youtube ou les workshops, qu'il compte démarrer en septembre. Il évoque ses modèles à ce sujet, un californien, woby design, ainsi qu'un allemand, Adrian Martinus. Pour diminuer les dépenses énergétiques, relativement peu élevées (l'outil principal reste les mains), il songe à installer des panneaux photovoltaïques.
Julien se lance officiellement à peine que déjà la liste des projets s'allonge aussi vite que celle des commandes. Dur de prendre le temps de s'asseoir au moment où son deuxième enfant va montrer le bout de son nez. En aura-t-il assez pour lui construire une poussette en skate recyclées ? Vu son ambition, ça ne paraîtrait guère déconnant.
Mog